Irène Inchauspé et Rémi Godeau "Main basse sur la musique"

Irène Inchauspé et Rémi Godeau "Main basse sur la musique"

Ce livre se lit comme un roman policier. C’est en fait une formidable enquête très documentée sur les rouages de la Société des Auteurs Compositeurs et Editeurs de Musique (SACEM).

Ici, le terme “formidable” est à prendre dans son sens premier : qui fait peur. Les deux journalistes à l’origine de ce livre, Irène Inchauspé et Rémi Godeau sont passés outre les intimidations, ils ont fouillé l’histoire de la SACEM, et les archives auxquelles ont a bien voulu leur donner accès et ont retrouvé des documents inédits, comme un rapport explosif, que la Ministère de la Culture avait jusque-là tenu à garder au secret dans ses bureaux.

Ce livre nous nous remémore bien des choses sur la SACEM : elle a un passé xénophobe, dont on a entendu parler il y a quelques mois avec la question des compositeurs juifs spoliés durant l’Occupation. Bien que privée mais remplissant une mission de service public, la SACEM été plus que rétive à ce que ces comptes soient contrôlés. Aujourd’hui encore, il lui arrive de même spolier des sociétaires, comme Michel Colombier, qui n’a pas perçu la totalité de ce qu’il aurait du percevoir pour une musique de pub, qui a été longtemps, très longtemps exploitée.

Enquêter sur la SACEM ne dut pas être chose facile. C’est que Jean-Loup Tounier (le frère de l’écrivain), qui a dirigé la Société des Auteurs jusqu’en janvier 2001, a érigé l’opacité comme mode de fonctionnement. D’ailleurs si son successeur Bernard Miyet a répondu aux questions des journalistes, Tournier n’a pas jugé utile de les recevoir. Inchauspé et Godeau révèlent aussi que le prix “Rolf-Marbot”, attribué chaque année par la SACEM doit son nom à celui de l’éditeur de “Maréchal nous voilà” sous l’occupation. On y apprend aussi que l’argent collecté (celui que la SACEM encaisse auprès des radios, des discothèques, des coiffeurs, etc. bref de tous ceux qui diffusent de la musique) est placé dans des produits d’épargne avant d’être redistribué aux sociétaires (les artistes) l’année suivante, en fonction de leurs passages en radio, diffusions publiques et concerts.

Dans ces conditions, la SACEM devrait arriver à financer son fonctionnement pense-t-on. Pas du tout : ses frais généraux sont considérables (c’est de l’argent en moins pour les auteurs-compositeurs), et les dépenses de l’institution… somptuaires. Les administrateurs sont les premiers à bénéficier des largesses de la SACEM. Jean-Loup Tournier, quand il était encore dans l’institution, a beaucoup prospéré : il s’est notamment fait offrir un bel appartement dans les beaux quartiers de Paris par la SACEM. Les sociétaires eux, sont souvent soigneusement écartés de la marche de l’institution (les convocations aux assemblées générales paraissent dans deux revues confidentielles), et n’ont presque aucun moyen de s’ériger en contre-pouvoir. A moins de faire partie des plus gros bénéficiaires de la SACEM : ceux-là recoivent une convocation personnelle. Bref, le système favorise les plus riches.

Voici donc un livre que tous les sociétaires, à commencer par les “petits sociétaires” de la SACEM, devraient lire. Cela leur donnerait sans doute envie d’aller fouiller un peu dans les dessous de la Société des Auteurs, et -pourquoi pas, de se rassembler pour peser sur son fonctionnement. C’est aussi un livre qui peut intéresser toute personne attentive aux coulisses du music business. Car ses auteurs embrassent un champ plus large que celui de la Société des Auteurs : ils évoquent les batailles pour la captation des droits d’oeuvres musicales, ou la musique sur internet. Internet : un domaine dans lequel la SACEM est en retard. Pour l’instant, l’internaute qui télécharge une chanson ne paie rien, à part la bande passante, expliquent Godeau et Inchauspé. La SACEM tente de mettre en place un système de surveillance du web. Cela ne se fait pas en jour : il faudrait peut être dix ans pour réussir, pense-t-on. “D’ici là, la musique sur Internet sera peut-être gratuite. Et pour la première fois en un siècle et demi d’histoire, la SACEM pourrait renoncer à prélever sa dîme”, concluent les auteurs.

Triste perspective pour une institution qui, ces dernières décennies, a beaucoup évolué en vase clos. La SACEM a tant fonctionné au profit quasi-exclusif de ses organisateurs (le livre le démontre à l’envi), qu’elle n’a pas vu venir la révolution internet. Une révolution qui, dans quelques années, fera peut-être vaciller sa suprématie.

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mardi 4 mars 2003

Irène Inchauspé et Rémi Godeau “Main basse sur la musique. Enquête sur la Sacem.”, éditions Calmann-Lévy, Paris 239 pages, 17 euros.

Jean-Marc Grosdemouge